DAN GRAHAM
Artiste, théoricien, photographe, vidéaste ou encore architecte, Dan Graham compte parmi les figures les plus importantes de l’art d’après 1965, une période charnière qui marque les débuts des néo avant-gardes comme l’art minimal et l’art conceptuel. L’œuvre de Dan Graham a été exposée dans les plus prestigieuses institutions internationales, comme le Centre Pompidou (Paris), la Tate Modern (Londres), le MoMa (New York), ainsi que lors de la documenta 7 de Cassel en 1982.
Si les premiers travaux de Dan Graham s’inscrivent pleinement dans cette double filiation, minimale, et conceptuelle, les développements qu’ils prennent par la suite s’en démarquent nettement, aussi bien formellement qu’idéologiquement, s’intéressant davantage à la place de l’art dans l’espace public et à la fonction sociopolitique qu’il peut y occuper. Après une brève expérience comme galeriste à la Green Gallery à New York en 1964, l’artiste commence à réaliser des œuvres à caractère conceptuel, utilisant notamment le livre et l’imprimé comme modalités importantes de visibilité de l’art. Ainsi, ses premières œuvres comme Scheme (1965) et Schema (1966) sont publiées dans divers périodiques et se présentent comme des pages isolées dont l’énoncé linguistique n’est autre que le descriptif de ses propriétés physiques (qualité du papier, taille des caractères, nombre de mots, etc.). Cette conception « informationnelle » de l’art se retrouve aussi dans son projet le plus fameux intitulé Homes for America (1966-1989), où l’artiste mène une sorte de reportage entre journalisme et étude sociologique (avec photographies et texte descriptif) sur les pavillons de l’après-guerre construits en série aux Etats-Unis.
Son intérêt pour le vernaculaire ainsi que la culture populaire conduisent Dan Graham à consacrer un texte, lu lors de conférences, puis une vidéo, à la musique rock. Rock My Religion (1979-1983), œuvre désormais iconique, envisage le rock comme une nouvelle religion et les prestations scéniques de ses principaux protagonistes (Patti Smith, Jerry Lee Lewis, les Rolling Stones, etc.) comme de véritables « performances ». Une part importante de son œuvre repose également sur la création d’installations ou de dispositifs jouant sur la propre expérience du corps du spectateur dans l’espace. Dans Public Space/Two Audiences (1976) par exemple, le spectateur prend conscience de son corps et de son statut de sujet percevant sa propre image ou celle des autres visiteurs, par un jeu habile de vitres, miroirs et écrans de télévision.
Dès la fin des années 1970, Dan Graham concentre son travail autour de la conception de modèles architecturaux (souvent appelés « pavillons ») produisant une expérience sensorielle selon les conditions de lumière (transparence, effets miroirs). Œuvres hybrides où se croisent architecture, design et sculpture, ces structures de métal et de verre (réalisées ou non, ne restant que des maquettes) sont souvent intégrées à l’espace public (dont une à Paris, datant de 2006) afin de perturber la perception qu’en ont les passants. Parmi les plus célèbres, nous pouvons citer son Two Adjacent Pavilions (1979) ainsi que le Children’s Pavilion (1986–89) coréalisé avec l’artiste canadien Jeff Wall.
in LE QUOTIDIEN DE L'ART N°2331 - 20 fevrier 2022
Dan Graham, du conceptuel très rock
« Ma passion n’a jamais été l’art, plutôt l’architecture, le tourisme, le rock et la critique de rock », affirmait Dan Graham en 2011. L’un des artistes les plus influents pour plusieurs générations, qui n’a jamais fréquenté d’école d’art, est décédé à New York ce week-end, à 79 ans. Avec une curiosité sans limites, en 1964, à l'âge de 22 ans, il fonde une galerie à New York, devenue légendaire même si elle ne dure qu'un an : l’artiste Sol LeWitt y réalise sa première exposition à côté d’une génération de minimalistes. C’est en reprenant le train vers le New Jersey de son enfance qu’il photographiera des maisons pavillonnaires dans une de ses œuvres les plus remarquables : les lignes et structures symétriques de ces Homes for America (1966-1967) inscrivaient le minimalisme dans l’espace social existant. De la même manière, quand peu après il s’intéresse à l’art vidéo naissant, en tant qu'enseignant à l’école expérimentale Nova Scotia, il remet en cause l’approche des minimalistes (et leur phénoménologie du présent) pour décaler le temps et sa perception par le spectateur, inclus lui-même dans l’œuvre (souvent par reflet à travers des miroirs). Son désir de rappeler le point de vue à partir de notre propre corps, ainsi que son envie de transformer l’information à sens unique des médias, était autant influencé par Godard que par une analyse de l’architecture d’entreprise. Nombre de ses œuvres, avec un humour sibyllin, ont été publiées dans des magazines (qu’il voyait comme un moyen d’infecter subrepticement l’espace domestique), à l’exemple de celle sur la perte d’érection masculine en 1966, se moquant de la misogynie artistique. Son film Rock My Religion (1984) a atteint un statut culte chez les artistes, reliant la musique rock à une longue histoire de rites spirituels, et inscrivant l’art dans le champ élargi de la culture populaire. Les pavillons en verre miroitant étaient non seulement une réflexion sur l’architecture et la surveillance, mais une manière de s’évader du musée en intégrant le dehors. « J’aimerais que mon travail soit des formes géométriques habitées et activées par la présence du visiteur, produisant un inconfort et un trouble psychologique à travers un jeu permanent entre des sensations d’inclusion et d’exclusion », affirmait-il. Son influence a été immense, poussant de très nombreux artistes à rencontrer sa bonhomie espiègle dans le studio qu’il louait à 450 dollars dans le Lower East Side de New York.